Je quitte Hong Kong pour un voyage de plus de 35h sans vraiment dormir. Il y a trop de bruit et de gens dans les avions et les aéroports pour que je baisse la garde. Mon dossier scolaire envoyé deux jours avant le départ, je reçois déjà des réponses quand j’arrive l’escale de Pékin, et une autre à l’escale de Las Vegas. Les nouvelles technologies, on a beau cracher dessus, je n’aurais jamais pu constituer un dossier à l’autre bout du monde et faire ma vie en même temps… Surtout que Mun avait tout le matériel professionnel pour scanner les documents à envoyer… de l’autre côté de la terre. Est-ce un signe qui montre la manière dont j’utiliserai ma carrière ?
Je ne préfère pas regarder trop loin dans l’avenir ; je fais confiance, comme j’ai fait confiance à mon projet, et la façon dont j’ai reçu le cadeau de cette vocation.

Au Mexique, j’ai seulement une adresse -pas sûre elle non plus- d’un lieu d’accueil pour les immigrés et les touristes. Une auberge à bas prix. « La casa de los Amigos ».
Il y a Guillermo qui a travaillé aux Etats-Unis, M. qui vient de Venezuela avec qui je partage une cession de sport sur la terrace près du toit. Mohamed vient de Somalie. Il parle mieux espagnol que moi alors que je baragouine El Jugo de Najanra avec un accent qui, ça se sent, est avantagé par mes racines latines. Et puis il y a Alexandra, qui vit la nuit et dort le jour, cherche du travail sans grande conviction.
Je rencontre Charly, d’Angleterre, amoureuse d’un mexicain et expatriée dans le sang. Elle me confie entre deux bouchées de tacos qu’elle n’aurait jamais envisagé d’avoir une vie pareille, ici au Mexique ; d’avoir pu tout quitter par amour pour son copain et le pays, cela elle a encore du mal à le réaliser. Elle se sent si heureuse et confuse des choix qui se sont imposés à elle, instinctivement pour son propre bonheur. Son amie de cœur, Sara, allemande, qui prend des cours d’espagnol connaît beaucoup moins le fonctionnement de la ville -elle prend uniquement des Uber. Je les rencontre dans la petite école d’espagnol. Moi aussi je débute, accompagnée d’un prof adorable. Il a la tête du bon vivant mexicain et nous parle de la culture avec des sourires dans les yeux. Mais je piétine, à mon plus grand regret, car le cours n’est pas particulier et un indien débute aussi mais rencontre plus de difficultés que moi : évidemment, sa langue natale n’est pas latine.
Il y a Xochitl, cette merveilleuse amie pianiste, avec qui je passe des bons moments près du Pallas de Bellas Artes, à parler musique, vie, amour. Nous nous sommes rencontrées sur CS, impossible pour elle de m’héberger, mais ce qu’elle me fait découvrir dépasse toutes mes non-attentes.
Aussi, il y a Jesús, un jour au bout du couloir, quand personne ne sait où nous sommes pendant quatre heures. À refaire le monde, et certainement à faire autre chose.
Les musées et la ville me donnent l’inspiration de nouvelles idées de roman. Je déambule dans de larges allées calmes. Des gens continuent de faire la sieste sur le bitume chaud, les vendeurs de mangues épicées, de tacos ou de tout plein de bibelots sont partout et ils essayent de vivre ; les bus et les métros sont bourrés le matin, le soir, la société moderne où la consommation s’est installée sur les ruines de cultures magiques, pleines d’histoires, de mystère et de spiritualités oubliées…
Mais c’est avec les gens de la Casa que je passe le plus clair de mon temps. À goûter les vrais tacos avec Guillermo et Ale, à vadrouiller dans tous les musées de la ville, à marcher dans les rues, à créer un dossier pour circuler avec les vélos de la ville, et à écrire… Je me sens bien, à vivoter, à rester dans un endroit, même si j’ignore tout de l’histoire du pays, et que la solitude, la vie et la nuit fourmillent mes pensées.
Le soleil tape fort à Teotihuacán, le vent à peine frai sèche la sueur du front de Guillermo. Le spectacle archéologique est massif, impressionnant. Il règne une énergie nostalgique de foule réunie, de serments religieux, d’adoration et de rituels.

Une maman vient me rendre visite quinze jours. À vivre nonchalamment, je me retrouve dans la délicate situation d’inventer un planning que j’ai perdu l’habitude de créer, à rendre la situation sécuritaire, à prévoir les choses alors que je jouais le destin et l’instinct à chaque seconde. Cela me fait bizarre. Alors nous allons à la recherche des temples, de l’histoire de Frida Kahlo, cette féministe avant l’heure, de son mari Diego Rivera, qui peint des fresques gigantesques, satyriques et provocatrices de la société dans laquelle il vit. Nous assistons à la fabrication de tapis et de produits en laine organique, goûtons à l’amertume du Mezcal… Nous savourons la nourriture, même si nous avons nos préférences.
Nous sommes passés dans des endroits magnifiques, emprunts d’une culture archaïque. Des temples maya, inca déterré par des volontaires ; un travail monstre, mais un résultat qui frappe le cœur.
Un jour, je crise. Des larmes. Mes nerfs finissent par lâcher. J’ai l’impression de cette même maman ne me comprend plus. Le voyage, la vie après avoir quitté le nid, tout cela m’a-t-il tant transformé ? Il semble que oui. Et je ne l’ai pas communiqué, j’ai vécu le moment présent, appris la vie avec ceux qui m’ont accompagné sur la route. Sans rien dire. Maintenant, j’ai du mal à exprimer qui je suis avec ma famille d’origine…
Quand elle part, je suis encore plus confuse. Sur mon identité, sur le voyage, sur la famille, sur l’amour, sur l’histoire de l’Homme… Qui suis-je, bon dieu, qui suis-je ? Comment puis-je me comporter avec des êtres aimés ? Pourquoi il y a toujours « quelque chose qui cloche » entre moi et les autres ?
Retour à Mexico City. La vie à La Casa. Sport, marche, visite des musées et l’écrire.
Le voyage, on se s’en sort pas indemne. Où est-ce moi qui, seule dans ma démarche, ai du mal à partager ma route ?


Je rencontre Gerardo au Pallas de Bellas Arte, en cherchant une place dernière minute pour un hommage musical à Philip Glass. Symphonie Toltèque. Affiché complet, mais passe-droit pour Gerardo, qui me voit de loin et me propose gentiment sa deuxième place orchestre. Incroyable coïncidence. Incroyable personnage, cultivé, politiquement engagé alors que la campagne pour ALMO bat son plein, mobilise énormément de volontaires et de débats.
La pièce de Philip Glass est vraiment troublante. L’entendre en vrai, lui jouant du piano pour soutenir musicalement deux mexicains interprétant des pièces traditionnelles toltèques. S’ensuit une symphonie, Glass tout craché, avec des rythmes et des variations que l’on croit répétitives, mais qui n’est que mouvement et évolution.
Ce personnage ouvert sur la connaissance, l’éveil et l’ouverture au monde n’a pas de téléphone, pas d’ordinateur. Nous échangeons quelques messages par mail, que lui envoie depuis un cyber. J’ai l’impression de ne pas avoir à dire grand-chose, pourtant, nos conversations se perdurent jusqu’au début de la nuit.

C’est Gerardo aussi qui m’emmène assister, par la suite, à une manifestation importante. L’Etat mexicain n’est pas transparent envers son peuple. Un jour, 43 étudiants se rendant en bus à la parade en mémoire aux étudiants de mai 68 disparaissent mystérieusement, remettant en cause les informations transmises par le gouvernement aux civils. Le bus aurait été rempli de drogue, un trafic secret entre les narcos et le gouvernement, que ni les uns ni l’autre voulait ébruiter. Mais l’histoire a mal tourné, et le bus n’est jamais arrivé à destination. Rayé de la carte. Des révolutionnaires se rassemblent chaque année le même jour pour faire bruit sur une affaire étouffée depuis 2014. Corps peints en rouge, trois femmes nues prennent la tête de la marche. Beaucoup lèvent le point, chantent un hymne qui les unis. J’en frissonne. Des caméras sont là. J’ai l’impression d’assister à la première manifestation qui fait sens pour moi.

A Querétaro, Jaime m’accueille dans son auberge encore en construction. Une allemande et une australienne sont déjà là. Un bon vivant, le cœur sur la main, des voyages qu’il ne compte plus, Jaime m’apportent des réponses, entre deux joints et un coucher de soleil. Sur les croyances, sur sa vision du monde. Voyager m’a rendue pessimiste, car j’ai été témoin de la destruction de la planète. J’ai été témoin des consciences contrôlées par certaines religions. Jaime pourtant, s’affirmant réaliste, me dit que l’humanité ne s’est jamais autant bien portée. L’information mondiale est plus accessible, mais les guerres sont moindres. L’humanité se porte bien, mais elle ne croit plus en la Nature. Ce qu’elle voit a dévié sur des croyances immatérielles. Sous différents aspects, il a raison, sous d’autres, je garde ma vision. Je redeviens réaliste et moins triste. Tout est une question de point de vue, et de l’angle à travers on voit les choses. Nous allons à des soirées qui commencent à seize heure, sur les hauteurs de la ville, une piscine, des DJs, une maison de millionnaire. Quand on vit dans une réalité potable, il est franchement facile d’être optimiste sur le monde…
Le dernier jour sonne. Le vent souffle sous le monument de la Révolution. Xochitl est là, le Yuyu bar, ces gens ordinaires qui se ressemblent et laissent leur place aux plus âgés dans le bus, les blindages de transports en commun –les moins chers du monde–, l’accent de la langue, si facile à comprendre, la nourriture qui me fait oublier d’être végétarienne, le sourire des autres. Dernière mangue, dernière discussion avec les amis. Ils vont beaucoup me manquer.

• • •


Nous sommes tous des messagers, des révolutionnaires. Nous sommes là pour rappeler ce message si unique qu'est l'amour, la nature et toutes ces choses instinctives, belles, honnêtes, transparentes à travers le filet de la corruption. C'est comme ça. Tu soutiens le bien. Ou tu sembles alors rester indécis. Il y tellement de choses à faire sur cette Terre que si on attend trop pour des mauvaises raisons, on ne choisis plus : on subit. Alors agissons, petit à petit. Pour toi. Pour moi. Pour l'ensemble. Pour Dieu. Et puis pour les autres quand tu te connais assez.
Musiciens.
Thérapeute.
Artiste. Peintre. Speakerine.
Sages.
Alors on est là. Éparpillés à travers le monde. La culture ne compte pas pour nous. Les chocs culturels, les gens négatifs ou indécis, les bêtises, cela ne nous affecte pas.
Le temps, le monde, les énergies nous atteignent. La fatigue nous gagne. Nous sommes des bons dormeurs. Perturbés par tant de rêves. Des rêves d'une autre vie. Passée, future. Mais nous restons dans le moment, à parler à la lune, à lire au travers de l'autre sans lui dire, à comprendre au-delà des mots, à rester seul, à faire des choses que les autres ne font pas.
2%...
On n’est pas que la fille de ses parents.
On est beaucoup plus que ça.
Comments