“Best retreat center in Nepal, 200% organic”
Ma première famille d’adoption habite dans la chaîne de montagnes appelée Mahabharat Range, près de Panauti à l’est de Kathmandu. C’est souvent là que les français se rendent pour s’acclimater au pays directement depuis leur arrivée à l’aéroport. Ils repartent avec des beaux sourires en poche.
C’est une ferme organique qui propose de faire du volontariat en contrepartie d’une petite somme pour le logement et des trois repas quotidien. C’est un business, en somme, et Kamal nous livre qu’il veut en faire un centre de retraite également. Pour la saison, il n’y a pas grand-chose à faire, nous nous occupons des enfants en général, mais pas des champs. Trois volontaires italiens sont déjà là quand j’arrive (dont Francesca) et puis deux autres françaises me rejoignent quand j’y retourne une deuxième fois (Mathilde et Johanna).
Dhunkharka village.

Dès mon arrivée au Népal, je passe cinq jours dans ce lieu magnifique et reposant ; repars avec Francesca explorer la vallée, puis reviens deux semaines plus tard mi-septembre. Ça fait deux aller-retours dans un bus, ou plus clairement dans une machine à laver sur roues… La route est catastrophique, gorgée d’eau et de boue et tout pourrait arriver, de la panne à l’accident en tonneau dans un fossé. Parfois, le conducteur demande aux hommes de descendre car le bus ne parvient pas à monter une côte glissante. Mais non, il résiste, ne pensons pas aux mauvaises choses, voyons. Les bus de la marque Tata importés d’Inde ont un système de freinage hydraulique, des roues énormes, des amortisseurs de compétition. Il vaut mieux, vu la surpopulation de passagers que le chauffeur accepte de prendre pour gagner le maximum d’argent possible, surtout pendant les festivals. Et les deux fois où je le prends… c’est festival. Il y a des gens sur le toit, et de nombreux s’accrochent les uns aux autres au niveau de la porte. Dans ces cas-là et généralement au Népal, c’est inutile de s’inquiéter sur ce qui pourrait arriver. Tant que l’on ne pense pas aux conséquences négatives, autant se réjouir d’arriver en haut entier, un peu sonné.

Mon premier passage à la ferme se passe sans encombre. Rien à dire, j’observe, j’essaie d’en savoir plus sur la culture, j’essaie de savoir ce qu’il est judicieux d’aller visiter, si faire du volontariat ailleurs est utile et pas seulement pour se donner bonne conscience. Parfois, la meilleure façon d’aider un pays est justement d’agir en bon touriste, de payer les entrées dans certaines villes, de négocier sans se faire avoir, pourtant laisser un pourboire… Le « volontourisme » n’est plus un concept que je soutiens vraiment.

Retourner dans cette ferme organique après la quinzaine de jours me permet de mieux cerner ce personnage qui accueille tous ces étrangers : Kamal Nepal, marié, ambitieux, presque la trentaine. Beaucoup d’aménagements ont été prévu dans cette maison de bois et de taule après mes deux semaines d’absence, et tout cela afin de mieux accueillir les volontaires. L’humidité gonfle les poutres et il faut s’y prendre à trois pour fermer la porte, c’est drôle. Cette fois, nous pouvons un peu plus aider dans la construction d’un mur, la peinture sur un seul côté de sa maison et regarder les ouvriers poser la dalle de béton. Une autre française étudiante en vadrouille me coupe les cheveux et opère à un bouchage de trou primordial dans un pantalon (ô merci !). Je me rapproche de Goma, la femme de Kamal au sourire radieux, je vis des moments de complicité avec ses enfants, je prends Babu-Djenis sur mon dos, descends et remonte deux fois par jour la colline (c’est un entraînement comme un autre pour l’Annapurna), j’ai la chance de participer à une sorte de stage de méditation. Et puis je retrouve mon identité, je m’extasie devant l’avancée des travaux, apprécie de peindre même si je ne sais toujours pas avec quelle main il faut tenir un pinceau, et je ris pour rien du tout avec Gopini parce qu’elle est belle.
Ce retour me permet de passer du temps sur ce banc à observer Gopini, la mère de Kamal mais surtout Gopal, son père. Ils doivent avoir une soixantaine d’années, et tous deux sont magnifiques. Je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer lui la première fois à cause d’une grippe, l’empêchant de sortir. Une incroyable surprise. Je l’ai observé pendant toute une journée. Cette journée où il ne s’est jamais arrêté. Jamais. De 6h à 21h, avec son bonnet et son jogging, il parcourt la terre molle de ses pieds nus. Coups de pelle, de pioche, le dos courbé, il comble les trous, plie et déplie constamment la bâche à cause de la pluie qui vient et qui repart, fabrique un système d’écoulement de l’eau pour protéger l’édification du mur, restaure quelques marches sommaires pour ne pas glisser sur la boue, rend la porte des toilettes plus accessible. Il surveille aussi le petit Babu de 5 ans qui fait des bêtises dans son dos et en rit, compte les tiges d’acier pour le béton armé de demain, nettoie même les toilettes après son passage, inspecte les travaux à la torche alors que la nuit est tombée depuis longtemps. Je lui ai dit ce soir-là, avec l’aide de google traduction : « Gopal je suis fière de toi pour le mur ». Il rit. Il a une force qu’il donne aux enfants, à sa femme, à son fils. Il ne parle pas beaucoup, travaille dur, donne des conseils aux autres ouvriers d’un ton qu’il veut faire entendre. Il ne glisse jamais sur ses pieds de compétition, il regarde le chantier, embêté par la forte pluie qui met tout en pause pendant un jour. Quand le mur s’effondre à cause de l’eau le lendemain, il ne baisse pas les bras et prépare le terrain quand lui et les autres ouvriers s’activeront pour le réparer.
Entre août et mon retour, Gopal s’est rasé la tête mais a laissé une petite mèche sur le haut du crâne. Il n’est pas le seul à faire cela. C’est une tradition dans la culture népalaise. Quand leur père meurt, les hommes honorent sa mémoire, et se rasent les cheveux. Lui et son visage malin, ses petits yeux rieurs et son jogging boueux, il dégage une bonté et une simplicité humaine qui me fascinera jusqu’au bout.


Un jour, Kamal débarque dans la salle où nous petit-déjeunons riz-curry et nous déclare, tout content, qu’il est possible et exclusif que nous participions à un stage de méditation. Euphorique et reconnaissante, j’y vais.
Passionnant au début parce que Govinda, l’adorable prof d’anglais du village a l’extrême bonté de me traduire un peu de quoi il retourne, je ne tarde pas à délaisser ses précisions discontinues pour une observation poussée. Le gourou tout droit venu d’Inde est un curieux personnage, avec sa robe de paix orange, son ventre rond et ses ray-ban sur le nez quand il sort pour la pause thé et Dal (repas). Ses idées de base sont extrêmement positives et vraies : il fait la nuance entre devoir et responsabilité (la responsabilité vient du plus profond de notre cœur et de notre volonté), l’honnêteté, les jugements nocifs à éviter. Une dizaine de personnes prennent la parole pour témoigner, malheureusement je ne comprends pas ce qu’ils disent... Et puis le gourou nous fait danser toutes les demi-heures, ce qui, ma foi, fait un bien fou. Il suffit de lâcher prise, de se fondre totalement dans le décor et de se retenir de rire aux larmes en observant tout ce groupe d’ancien se dandiner gracieusement sur de la musique traditionnelle népalaise volume maximal. Puis reprise d’un temps calme, le gourou nous dit de respirer profondément et régulièrement, que les pensées sont magnétiques, que la reconnaissance est primordiale. “Expectation is a powerful attractive force. Expect the things useful for your self-development and ‘betterment’ of the world”. À ce stade du discours, je suis d’accord avec lui. Puis il commence lentement à dériver sur l’hindouisme, chose qu’il avait promis au début de ne pas aborder. Alors au bout du deuxième jour (sur trois), je suis obligée de partir tant je refuse de regarder le lavage de cerveau sur les villageois qui est en train d’être opéré. Le gourou refuse qu’on me traduise car cela le gène quand il parle, je comprends une phrase par heure, cela devient un peu long. Fait-il ça pour l’argent ? La gloire ? Le bien et l’honnêteté qu’il prône ? Je ne sais pas. Encore une fois, il est difficile et fatiguant d’essayer de comprendre uniquement avec son instinct et les quelques mots chopés en anglais à défaut de comprendre la langue et donc son réel discours. Je suis un esprit libre, je range mes affaires et je m’en vais. Ce n’est pas parce qu’il parle de religion que je m’en vais, seulement parce qu’il dit des choses qu’il ne semble pas appliquer. Je ne le connais pas mais c’est curieux pour un gourou de renom de ne pas se sentir heureux en sa présence. Chacun est libre de croire au Dieu et en l’incarnation qu’il veut. Dans la salle, les fronts transpirent, les cernes se creusent. Il parle sans s’arrêter, d’un ton sec, dit de sourire aux autres alors qu’il ne sourit pas. Je repars avec cette image plaisante de chaussures devant la porte.

Enfin, ce retour me permet de gravir le Mont Mahabharat avec un népalais Bizey (il connaît la route) et les deux autres françaises, Mathilde et Johanna. Montagne dont Kamal vent les mérites tous les jours : « 3000m, 360° view, best place in Nepal !!! ». Ce jour-là, la vue est bouchée par un brouillard dense. Mais à défaut de voir, il faut sentir. Sentir la force des arbres massifs de la forêt, la puissance du soleil derrière les nuages, l’adrénaline de la descente, les gouttelettes de brume qui bouclent les cheveux et les toiles d’araignées tendues sur le chemin. Une paix incroyable me plonge en transe à l’arrivée. Nous mangeons une soupe de nouilles revigorante et parfaitement épicée préparée par le guide sur un feu de bois, et passons un moment à espérer que les nuages se dissiperont pour dégager la vue. Il est difficile de décrire cette présence et cette grande paix qui me rend complice avec le ciel. Je m’allonge sur un coussin d’herbe, prend un coup de soleil sur le nez, savoure la satisfaction. On se sent simplement heureux après l’ascension d’une montagne.

Je repars de cette ferme pour me rendre à Pokhara où dans quelques jours, le trek commencera. Perfect season, on me répète. J’ai la gorge nouée, c'est une famille de plus dans cœur que je quitte. Kamal dépose une tikka d’adieux, signe de respect et d’hospitalité. Il a tellement de projets en tête, et garde cette même dynamique issue sans doute de son père. Le détour vaut la peine, et moi je lui rendrai sûrement visite dans trois ans pour voir ces changements.
Je n’oublierai pas le miel organique cultivé dans les murs de la maison, l’attention de Gopini et de ses Chapatis (pain plat), des feuilles de pumpkin à éplucher pour rendre service à Goma, des « sisters » à la tout-va pour nous appeler, du thé que l’on nous offre devant la porte au lever du soleil, des enfants et de leur extraordinaire capacité à communiquer en anglais déjà à leur âge, de Gopal évidemment, de cette vue sur l’Himalaya parfois au petit matin, de l’amour de Kamal pour ses hôtes, de cette famille heureuse.

